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Entretien avec Philippe Vilain romancier, essayiste, intellectuel, professeur de lettres modernes. Réalisé par Milvia Pandiani-Lacombe.

Philippe Vilain, écrivain français, est l’auteur de nombreux essais et romans dont certains ont été récompensés par des prix littéraires prestigieux, ou adaptés au théâtre et au cinéma. Son dernier roman La malédiction de la Madone a été publié en août 2022 aux éditions Robert Laffont. Philippe Vilain enseigne la littérature française à l’université Federico II de Naples et dirige la collection « Narratori Francesi Contemporanei » aux éditions Gremese à Rome. Son œuvre fait l’objet de conférences, d’études universitaires, ainsi le professeur Francesco Paolo Alexandre Madonia lui consacre une monographie qui vient de paraître début 2023 : Philippe Vilain, l’amour en ses discours. Normand de naissance (il est né à Évreux, a commencé ses études à Rouen), installé à Paris, Philippe Vilain vit depuis quelques années dans la ville de Naples, et c’est précisément lors de notre rencontre dans cette ville en décembre dernier qu’il a accepté le principe de cet entretien pour l’Alliance Française de Trieste afin de nous parler de son œuvre et de ses projets.

Devenir écrivain était-ce pour vous une évidence ?

Vers l’âge de 18 ans, je ne m’envisageais aucun autre destin que celui de devenir écrivain. Cette évidence était, quand j’y songe aujourd’hui, d’autant plus folle et inconsciente que mon milieu social, éloigné des plaisirs culturels et littéraires, ne me prédisposait pas à le devenir. Cette évidence s’est forgée contre tous les déterminismes puisque, dans ma famille, on ne lisait pas, il n’y avait pas de livres. J’ai grandi dans un milieu sans livres. Quand je suis entré à l’université, j’ai donc beaucoup travaillé et lu, des romans mais aussi et surtout des textes critiques et théoriques. C’est ce qui m’a sauvé. Je suis un miraculé. Travail et persévérance, je ne crois plus qu’à cela.

Avez-vous des modèles littéraires, des « livres fondateurs » selon votre expression ?

Longtemps mon modèle absolu, mon livre fondateur a été Adolphe de Benjamin Constant. Un roman bref, d’amour ou de désamour, d’une intelligence pénétrante. Mais plusieurs autres textes ont été déterminants pour moi : L’espèce humaine de Robert Antelme, L’été 80 de Marguerite Duras, À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, Journal du voleur de Jean Genet. Et j’en oublie.

Vos romans ont pour unique sujet l’Amour, traité dans ses différentes formes, pourquoi ce choix ?

Ce n’est pas un choix mais une nécessité qui s’impose à moi à chaque livre. Je fais partie de ces écrivains qui ne peuvent se soustraire à leur nécessité d’écrire. Qui ne peuvent pas faire autrement que d’écrire sur leur thématique obsédante. La mienne est l’amour et le désamour, le choix amoureux, la relation à l’autre, la blessure de l’être amoureux. De fait, je ne cherche pas mes sujets dans l’actualité, ce sont mes sujets intérieurs qui me choisissent et me trouvent, si j’ose dire. Ainsi l’amour s’impose à moi. C’est mon sujet. Je crois profondément que c’est cela être écrivain, avoir rencontré son sujet. C’est peut-être la différence entre un écrivain et un auteur : un auteur peut écrire sur tous les sujets car il n’en possède pas un véritablement, alors qu’un écrivain ne peut écrire que sur un ou deux sujets qui structurent son être, sa personnalité, sa vie. L’écrivain parle depuis une nécessité, l’auteur depuis un simple besoin. Quand je n’aurai plus cette nécessité-là, je cesserai d’écrire. Cela ne m’intéresse pas d’écrire pour écrire, de publier pour publier. Un livre de plus ou de moins, finalement, ce n’est pas très important. Ce qui compte ce sont les livres absolument nécessaires. Le reste de la production m’importe assez peu.

Comment peut-on caractériser votre style littéraire ?

Quelques universitaires ont évoqué pour définir ce style la formule de « classique contemporain ». Mais je ne sais pas vraiment ce que cela veut dire, avoir le style d’un « classique contemporain », dans une époque où l’écriture n’est plus une question ni un souci formel pour l’écrivain, à l’heure où la littérature du sujet domine, au détriment de la littérature d’écriture. Mon style est inséparable de ma quête scripturale et ce que je cherche en écrivant, c’est avant tout un accord de justesse et de vérité entre ma pensée, ma vision du monde et les mots que j’emploie.

Quel est pour vous le rôle de la littérature ?

C’est un vaste débat qui réclamerait une longue dissertation. D’autant plus que ce rôle a considérablement évolué durant ces dernières années, sous le joug de son industrialisation culturelle et de son hyperproduction. Une mutation culturelle s’est opérée : la littérature contemporaine, de plus en plus, joue un rôle de divertissement culturel et elle est devenue un produit comme un autre. Elle sert aujourd’hui à distraire ou à instruire massivement, d’où la profusion de la biofiction et du docufiction. On peut disserter indéfiniment sur son pouvoir, sur ce qu’elle peut, et même trouver des réponses faciles, du prêt à penser (la littérature ouvre des horizons, permet de voyager, etc.), mais son économie demeure pourtant la meilleure réponse : quel est réellement son pouvoir quand, en majorité, elle ne se vend plus, ne trouve plus son public dans un marché complètement dilaté. Je dis cela alors que la littérature est toute ma vie, qu’elle a constitué ma seule croyance, et qu’elle m’a sauvé de la malavita où je m’engluais. Selon moi, le rôle de la littérature contemporaine n’est ni de divertir ni de concurrencer le journalisme comme c’est la tendance depuis au moins deux décennies, ni de réaliser la fameuse prophétie de Mallarmé que la littérature soit un « immense reportage », mais son rôle, noyée qu’elle est dans le flux des productions de contenus et des discours non nécessaires de la société de divertissement, est de produire des contre-discours, une littérature politique, qui serait comme le coup de hache kafkaïen, destiné à faire advenir les vérités du monde, de la société, comme a représenter ce qui pourrait contrevenir aux croyances communes.

Vous dirigez la collection « Narratori francesi contemporanei » aux éditions Gremese à Rome. Est-ce important pour vous de favoriser les échanges littéraires entre la France et l’Italie, et de participer activement à la publication de la littérature française en Italie ?

En effet, j’aime m’envisager comme un passeur de littérature, servir de passerelle entre mon pays d’origine et mon pays d’adoption, faire découvrir aux Italiens des romans français contemporains que je choisis de faire traduire. C’est une fierté, par exemple, d’avoir fait traduire Les bons garçons de Pierre Adrian et de l’avoir fait découvrir au public italien. C’est un jeune écrivain de talent qui le confirmera dans les prochaines années, j’en suis absolument certain ! Je suis à la recherche de talents de ce genre, de plumes affirmées, traversés par la littérature, dévorés par la nécessité d’écrire, portant un regard incisif sur la société. De même, je dirige également des ouvrages collectifs réunissant des auteurs français et italiens, plus ou moins connus. Nous publierons ainsi dans le cours de l’année un recueil collectif consacré aux écrivains italiens vus par des auteurs français, comme, notamment, Fabienne Jacob, Patrick Autréaux, Basile Panurgias, Pierre-Louis Basse, Karine Miermont, Frédéric Ciriez, Benjamin Hoffmann, Aomar Benkaci, des auteurs français ou francophones qui expliquent comment certains écrivains italiens ont influencé leur propre démarche littéraire.

Vos ouvrages font l’objet de nombreuses conférences et d’études universitaires. Que pensez-vous de la monographie sur votre œuvre qui vient d’être publiée tout récemment par le professeur Francesco Paolo Alexandre Madonia ?

C’est assurément une monographie instruite et complète, qui fore et perfore mon œuvre, qui la synthétise et la comprend de façon intelligente et sensible. Pour ne rien vous cacher c’est assez troublant d’être aussi finement compris. Cette monographie d’Alexandre Madonia constitue assurément une base de travail importante, à la suite de l’ouvrage dirigé par Arnaud Schmitt et Philippe Weigel, Philippe Vilain ou la dialectique des genres, et avant la publication du numéro des Dalhousie French Studies entièrement consacré à mon œuvre (Philippe Vilain, romancier de la pensée critique), auquel ont contribué quinze universitaires de cinq pays différents. C’est non seulement une chance extraordinaire d’avoir une œuvre aussi étudiée mais c’est surtout une force de stimulation, parce que ces études, avec lesquelles il m’arrive d’ailleurs d’être en désaccord, questionnent en permanence mon travail et en dynamisent la pensée.

Comment avez-vous vécu l’adaptation au cinéma par le réalisateur belge Lucas Belvaux de votre roman « Pas son genre »  dont le personnage de Jennifer est incarné par la talentueuse actrice Émilie Dequenne ?

Cette adaptation est un des meilleurs moments de ma carrière d’écrivain, et je le dois à la gentillesse et à la complicité de Lucas Belvaux, qui m’a intégré à la vie du film. Je dois dire que je suis chanceux d’avoir vécu cette expérience, d’avoir assisté à la fabrication du film, d’être entré dans les coulisses et d’y avoir participé même, puisque Lucas m’a fait jouer mon propre rôle, clin d’œil autofictif, en compagnie de Loic Corbery de la Comédie-Française, de Charline Bourgois-Tacquet devenue réalisatrice depuis et Manuel Carcassonne le président des éditions Stock. De ce film, je n’oublie pas la performance des acteurs, notamment celle, impressionnante, d’Émilie Dequenne. Je me souviens d’une scène dans l’appartement du personnage de Jennifer à Arras, le moment où elle se réjouit d’habiter dans une cité populaire d’Arras et d’avoir tous les commerces à disposition, où elle dit « Mais que demande le peuple ? ». Avant de jouer cette longue scène, je me souviens que je parlais avec Émilie et que, quasiment sans transition, sans avoir besoin de s’isoler pour se concentrer, elle est allée jouer avec un naturel déconcertant. C’est une des meilleures actrices de notre temps. Je me souviens aussi du tournage de l’arrivée en gare de Dunkerque (Arras dans le film). Une voie était bloquée, réservée pour le tournage. Nous avons fait arriver le train trois ou quatre fois, c’est absolument magique le pouvoir qu’a le cinéma d’arrêter le temps et de modifier le réel, de l’élargir à souhait. Rien de plus romanesque finalement.

Vous exprimez votre attachement très fort à la ville de Naples qui se traduit notamment dans votre livre « Mille couleurs de Naples ». Que représente cette ville pour vous ? 

Naples est pour moi la ville de la passion et de l’authenticité, de la couleur et de l’humanité. Les Napolitains sont des hommes et des femmes d’amour. Il n’y a aucune autre ville dans le monde où je me sens ainsi, comme chez moi, en famille, entouré des frères et sœurs que je n’ai pas eus.  À Naples, j’ai l’impression d’avoir retrouvé les miens et d’être retombé dans ma jeunesse populaire. Dire que j’ai vécu vingt ans à Paris sans me sentir Parisien et que, depuis cinq ans, à Naples, je n’ai jamais cessé de me sentir Napolitain !

Pourquoi avoir écrit un livre sur Maradona, une légende du football, qui a une place particulière dans le cœur des Napolitains ?

Parce que je n’avais jamais écrit sur ma grande passion qu’est le football et que Maradona incarne cette passion. Parce que Maradona, en plus d’être un joueur exceptionnel, sans doute le meilleur de tous les temps, est un homme qui m’émeut en raison de sa vie chaotique qui cristallise notre destinée humaine. Je sens en lui un homme qui, au fait de sa gloire, ne se départ pas de sa simplicité et de sa sincérité, de ses idéaux et ses convictions. C’est un homme authentique, et je n’aime que les personnes authentiques. 

Parlez-nous de votre dernier roman « La malédiction de la Madone ».

Le romancier en moi a tout de suite été intéressé par la façon dont s’est fabriqué son destin entre 1954 et 1955 : voyez un peu, elle s’inscrit à un concours de beauté, qu’elle remporte et où elle rencontre l’amour de sa vie, Pasquale Simonetti un jeune boss émergeant de la Camorra, avec lequel elle se marie. Mais 80 jours après son mariage, son époux se fait assassiner. Elle dénonce le commanditaire de l’assassinat à la police, mais, celle-ci corrompue, n’agit pas. Alors elle se venge en tuant elle-même ce commanditaire. Elle aurait pu déléguer son crime et faire appel à un tueur à gages, ce sont des pratiques mafieuses assez courantes, mais elle a préféré se sacrifier en se vengeant elle-même et en risquant d’être emprisonnée
durant treize années. Ce geste inconditionnel de l’amour et du sacrifice est d’un tragique confinant à la bonté, à la beauté morale.

Quelle a été votre réaction en apprenant l’attribution en octobre 2022 du prix Nobel de littérature à Annie Ernaux, écrivaine qui a beaucoup compté dans votre vie ?

J’ai évidemment été très heureux pour Annie Ernaux. Son œuvre, qui est celle de la nécessité, d’une vie dévouée à l’écriture, d’un grand travail, d’une connaissance profonde des textes littéraires, le mérite amplement. Et je ne comprends d’ailleurs pas les critiques qui lui sont adressées, idéologiques surtout, mal argumentées souvent. Elle n’a volé le Nobel à personne. Roth et consorts ne l’ont pas non plus obtenu durant les autres années. Ses oppositions sont aussi factices qu’irrespectueuses. Quant à moi, je tiens, comme vous le savez, son œuvre en haute estime et je suis fidèle à celle-ci depuis près de trente ans. Dès le début des années 90, en lisant La Place, j’ai compris la puissance de son écriture et de sa pensée. C’est aussi, du même coup, forcément, une fierté certaine pour moi qui ai écrit la première thèse en lettres modernes sur son œuvre à la fin des années 90. À l’époque, imposer l’étude d’un écrivain vivant à l’université était difficile, anticonservateur, plus encore l’œuvre d’une femme idéologiquement méprisée comme l’était la sienne. Je me souviens d’ailleurs de camarades à l’université qui la déconsidéraient, et particulièrement d’un spécialiste de Marcel Schwob, devenu professeur depuis, qui la dénigrait depuis une idée de littérature très élitiste et conservatrice mais qui, aujourd’hui pourtant, n’hésite pas, toute honte bue, à la solliciter pour lui demander des entretiens. Je peux donc difficilement m’empêcher de m’enorgueillir d’avoir eu raison avant tous ceux-là qui l’encensent opportunément aujourd’hui et d’observer, non sans amusement, la façon dont certains courtisans s’agenouillent devant la Reine.

Quelle est votre actualité en cette nouvelle année et quels sont vos projets ?

Tout d’abord, dès ce premier semestre, je dirige un séminaire de littérature française du XXème siècle à l’université Federico II de Naples. Et, par ailleurs, je suis en train d’écrire, pour le compte de la collection « Confession » dirigée par Thibault de Montaigu aux éditions Robert Laffont, un roman autobiographique sur une décennie particulière de ma vie allant de la fin des années 80 à la fin des années 90, soit les années de mon devenir transfuge. C’est un texte sur ma réhabilitation sociale et mon entrée en littérature dont il y aura beaucoup à dire… Des années absolument décisives pour moi qui, alors à la limite de la déscolarisation, se consacre à la littérature, se sauve socialement par l’écriture. En plus de la traduction en italien de La malédiction de la Madone au mois de mai, il est prévu que je fasse différentes conférences et interventions au Collège international de Philosophie à Paris, à l’ambassade de France à Rome comme à l’institut Français de Naples. Un programme très stimulant auquel je dois ajouter la publication de plusieurs romans que j’ai fait traduire pour la collection Narratori Francesi Contemporanei. Des belles perspectives, donc!

Couvertures de livres de Philippe Vilain
Trilogie napolitaine de Philippe Vilain

Entretien réalisé en janvier 2023

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